Sylvie Coëllier

Que fais-tu donc, octodon?

Dans une cage cylindrique, deux octodons – de sympathiques rongeurs à courte fourrure – grignotent, dorment, grimpent sur un branchage et de temps en temps, sautent dans une de ces roues pour écureuils. La rotation se transmet alors à une poulie, laquelle génère le circuit aller-retour d’un fil tendu qui traverse la cloison séparant la pièce où se situe la cage du reste de l’exposition. Selon le moment et l’endroit où se situe le visiteur, ce dernier aura peut-être (peut-être) la chance de voir passer sur ce fil une petite laine écossaise, le Kilt, qui donne son titre à l’oeuvre. Selon l’impulsion, le bout de tissu à géométries colorées s’éloigne ou revient vers la cage, marque une hésitation, rétrograde, repart, fait le tour de la poulie, reprend son petit voyage de l’autre côté de la cloison-frontière. Le désir de suivre le circuit, la simplicité de compréhension du modeste évènement que le spectateur n’avait pas vu d’emblée lui dérobe un sourire. Il voit aussitôt les habitants de la cage comme une petite famille affairée. Vite! manger, s’occuper du linge, dormir, manger. La situation est attendrissante et absurde. Attendrissante parce-que nous y projetons de l’humain, et de l’humain à protéger (petit, fragile, pelucheux). Absurde parce-qu’un kilt pour animal dénonce le ridicule de nos projections, parce-qu’un minuscule kilt pose plus encore la question des représentations sexuées (octodon? octodonte?). L’oeuvre offre au visiteur un regard anthropologique sur l’origine animale de l‘activité humaine tandis que l’absurdité l’amène à sourire de soi. Il arrive aussi que rien ne se passe : c’est un aspect auquel plus d’une oeuvre de Géraldine Py et Roberto Verde soumet le spectateur, et qui souligne ce qui nous reste de dépendance à l’imprévisible malgré tous les garde-fous et autres assurances que la société d’aujourd’hui instaure. Le caractère non dramatique de cet imprévisible -par exemple dans Cartonville, le fait que les escargots ne sortent pas de leur maisonnette de carton, ou que les crabes se recroquevillent (Favouilles)- met le spectateur en état d’attention (avant qu’il ne renonce) en lui rappelant que la vie animale n’est pas à sa disposition, qu’elle peut encore s’exclure de la tentative humaine de contrôle total du vivant et que cette situation comporte autant et plus de plaisirs que de dangers. Dans Cartonville, la métaphore induite -la lenteur, les sans-abri- engendre une méditation sur les différentes vitesse sociales, saisit le visiteur entre l’empathie pour ceux qui n’entrent pas dans la fébrilité travailleuse et la surveillance, celle-là même qui est renvoyée au spectateur qui guette la sortie des escargots.

Quelques oeuvres du couple sont autonomes, par exemple les “Hommages”, que les deux artistes se sont rendus. Ce ne sont pas des portraits mais des déclarations réciproques d’intention artistique. Ainsi les souris blanches dans leur nid de coton suspendu à des ballons nacrés gonflés à l’hélium, performance en Hommage à Géraldine Py, convoque au-delà du nuage d’amour la poétique de Manzoni et son pressentiment de la fragilité des corps. Dans Hommage à Roberto Verde, un petit pois frais fait des loopings sporadiques dans un tube transparent : le micro-évènement contraste avec le dispositif surdimensionné qui le met en action, un compresseur dont on évalue par contre-coup la puissance et la sophistication. Une double métaphore s’extraie de l’oeuvre: d’une part, celle de l’art, de l’extraordinaire force qui lui est nécessaire pour parvenir à une poésie sans spectacle ni lourdeur; d’autre part se dessine l’image de la productivité humaine qui engage aujourd’hui des circuits exorbitants d’énergie pour un résultat quasi naturel et autrefois gratuit.

En condensant humain, animal et mécanique, les oeuvres des artistes nous invitent à activer nos affects et nos imaginaires, tout en gardant une distance critique souvent soutenue par du pur comique. Par exemple, dans Le printemps, un long tube d’évacuation suspendu, souple et annelé, se tortille en tous sens autour d’un autre au sol, plus court, plus gros, aux ouvertures visibles, comme en attente. L’irrésistible image d’un ver agité de libido nous apparaît aussitôt tandis que les deux objets deviennent les dispositifs primaires de la reproduction sexuée, universalisée par la réduction (ce qui fait frémir sur nos propres comportements). Pour Edredons, la mécanique, par intermittence, jette un oreiller contre deux autres, ce qui donne trois enveloppes s’épuisant en un tapis de neige, une bataille érotique où chacun y perd des plumes. Devant ce combat qui rappelle les jeux de l’enfance, le sourire du spectateur tend à se retourner en mélancolie de fins d’histoires d’amour, en sourde angoisse de l’inéluctable entropie qui aplanit toute matière et fait mourir toute passion.
Associée aux objets du bricolage ou souterraine, l’excitation libidinale du mécanique, laisse suggérer que l’activité sans fin qui conduit les hommes à excréter des objets n’est que l’expression des processus sexuels, une machine désirante tournant souvent à vide. Dans Papier-bulle, une sculpture digne des Shadocks, le matériau s’extraie de son rouleau et opère un circuit qui l’amène sous une porte close : de l’autre côté résonne l’éclatement du plastique, tels des bruits d’emboutissage ou de pilonnage provenant d’une chaîne de montage. On retrouve dans cette machine à crever des bulles le productivisme avec lequel l’homme -cet animal de la classe Homo Faber- croit dominer l’ordre des choses.

A ce zèle suractif, les artistes offrent des contreparties. Par exemple, en faisant d’un engin excavateur un insecte gigantesque et antédiluvien pataugeant à plaisir dans une mare boueuse, la vidéo de Géraldine Py, Jeux dans l’eau, rappelle que notre archaïque fébrilité devrait bien s’accorder la vacance du pur plaisir. Un autre effet de ces oeuvres est de réactiver notre sens de l’enchaînement des choses, en présentant la complexité sans simplisme, mais de façon que le regard, l’esprit se réapproprie les étapes physiques de nos actions productrices ou destructrices de la nature. Les vases communiquants, par exemple, reprennent une propriété physique fondamentale dont le spectateur peut suivre ou deviner les effets entre tuyaux de cuivre et vases ou bouteilles renversées: la sculpture, des principes clairs, se déploie en un réseau complexe qui évoque à la fois notre cerveau, notre organisme, notre planète, les effets physiques (trop) simples qui “découleront” du manque ou de l’excès d’eau et les inévitables interactions attendues.

La productivité actuelle fait de notre quotidien une accumulation d’objets, dont la complexité nous est dissimulée, nous laissant dans un rapport d’abstraction au monde comparable à celle du trader qui devant ses tableaux scintillants ne voit pas les humains qu’il assèche. Géraldine Py et Roberto Verde ont pris le parti de restaurer notre participation bienveillante à la productivité humaine, à une compréhension des choses qui ne prétend pas exclure nos affects. Ils activent notre capacité d’autodérision, en refrabriquant avec humour les mécanismes de base qui nous dirigent.

Sylvie Coëllier, 2010