Anita Molinero

Au pays de Géraldine Py & Roberto Verde

Je pousse le portail qui ne grince pas mais chuinte. Je remonte l’allée, le gravier ne crisse pas mais grésille sous mes pas. A droite, sur la pelouse, une pelleteuse me regarde, elle a l’air fatigué et détendu, un poil arrogante, elle a participé au concours des moissonneuses-batteuses de Lind, aux confins Est de l’état de Washington (1). C’est la première fois que ce concours s’est ouvert à d’autres engins et de plus, à quelques autres belles machines européennes (il a fallu faire avec trois tractopelles allemands, dont deux ne sont pas revenus), c’est une compétition jusqu’à la mort, les machines s’affrontent, jusqu’à leur démolition totale : The Viking a gagné, mais la pelleteuse française (qui aurait utilisé des stratégies perverses de séduction pour éliminer les candidats), celle-la même qui me regarde, rêveuse, a démoli une favorite Beaver Petrol. Je ne me souviens pas de son nom, et pourtant je viens de lire L’Equipe ce matin, qui relatait l’exploit des pelleteuses françaises et y voyait une raison de ne pas desespérer de l’avenir. «Il faut, disait le journaliste, lancer une fabrication de pelleteuses, bêtes à concours, des tueuses, c’est le sens futur de nos exportations.». Il se perdait ensuite dans quelques conjonctures du genre «peut-être que notre avenir sportif est dans cette superbe machine fière de se battre pour la France, sentiment qui a deserté nos athlètes», etc… «Ah, me suis-je dit, l’exaltation de nos journalistes au moment de la victoire n’a d’équivalent que leur naïveté!».

Tout en remontant l’allée, je continue de la contempler et tout-à-coup, mon pied droit s’enfonce dans une matière molle. Je baisse les yeux pour découvrir, ahurie, les ventres blancs (j’en avais entendu parler, il paraît que Cameron les avait invité à tourner dans Avatars, mais ne supportant pas l’avion, ils ont refusé, ce qui leur a valu autant de presse qui si ils avaient accepté). Cédant à la curiosité médiatique dont ils sont l’objet, je suis un peu ici pour les voir en particulier. Ma cheville et mon pied sont recouverts de lambeaux gluants, mes chaussures sont foutues et je constate que la matière des ventres blancs tremblote, secouée d’un rire silenceux, je les contourne alors que certains de ces innommables bides ouvrent leur surface blanche de fentes, comme un éclat tranchant de rire amplifié et pourtant muet -ils se foutent de ma gueule- mais je sais que leur rire est leur perte. Défigurés par le tremblement, leur matière va se répandre et se dissoudre. C’est ma vengeance.

Pourquoi ne me suis-je pas méfié dès mon arrivée, un portail qui chuinte comme une chouette, un gravier qui grésille comme un feu de bois sec, une pelleteuse orgueilleuse dans une période de crise globale, il y a manifestement de l’agressivité dans l’air! Ah Dieu merci, les octodons (1) ont une activité rassurante, là, juste devant moi, dans leur jolie cage stylée dessinée par le designer à la mode en ce moment chez les octodons. Ils étendent leur machine à linges et je vois qu’ils ont adopté le système marseillais : l’étendoir tourne sur deux poulies et donne l’impression que le linge s’envole. Je constate qu’ils ont un vestiaire chic et discret dont le kilt écossais, qui me passe à la hauteur des genoux, est une des plus jolies pièces. Je leur souris émue, comme on l’est souvent devant la modestie du quotidien assumé. Je me retourne, les ventres sont toujours secoués, mais peu à peu se défont, s’effondrent, tandis que la pelleteuse me semble perdre des boulons, une conséquence des rudes combats, et du coup, commence à ravaler de sa superbe. Je m’agenouille et caresse d’un doigt le poil lustré de l’octodon affairé qui, indifférent, poursuit sa tache ménagère. Je me relève un peu déçue.

J’aperçois la maison, entourée d’une belle véranda, encore un peu loin pour en distinguer les détails, je vois néammoins des taches rouges et vertes flotter dans ma direction. C’est alors qu’un rugissement me fait sursauter, partagée entre l’envie de courir, et celle de m’immobiliser, hésitante entre le choix de la stratégie du camouflage dans l’inanimé et la fuite pour échapper à mes poursuivants, je jette un coup d’oeil rapide vers eux, espérant ainsi pouvoir me décider. Mais ce n’est pas moi qui suscite l’envie de massacre des tronçonneuses, celles-ci installées en campement sur un îlot, réduites à l’impuissance par des muselières, rugissent de rage devant de jeunes arbres touffus qui agitent leurs branches tendres, se sachant protégés des mâchoires des prédateurs. Ayant le courage de celui qui ne risque rien car il n’aura pas à intervenir, je m’attarde à contempler les mouvements provocants des jeunes branches au-dessus des tronçonneuses désespérées, desarmées mais dont les hurlemens déchirants témoignent de leur incapacité à se résigner; l’odeur légère et entêtante de la sève, les torsions souples et les bourgeonnements des arbres contribuent à exciter ces pauvres tronçonneuses. Je repars, troublée, constatant que si j’avais eu à prendre parti, je ne suis pas certaine, étrangement, de ne pas avoir eu du plaisir à voir les branches se faire débiter, je m’en veux d’imaginer avec jubilation, la sève couler sur les mâchoires métalliques.

A proximité de la maison, l’accueil réjouissant des favouilles (3) qui ont accroché sur leur carapace à l’aide de ficelle des ballons de couleurs, me détourne de mes pensées malsaines. Il est vrai que les favouilles ont un peu de mal à organiser leur cérémonial, je comprends que leur volonté est de m’entourer et de m’escorter jusqu’au perron, mais étant donné leur habitude de marcher en crabe, nous offrons un spectacle maladroit, moi cherchant à les éviter pour ne pas les écraser, eux partant dans tous les sens et surtout de biais. Une pensée meurtrière me traverse l’esprit d’écrabouiller et entendre le craquement des carapaces des innocents sous mes chaussures, comme dans un sketch de Zouc (4) qui, après s’être émerveillée devant une fourmi en poussant des cris de joie enfantine brusquement l’écrase. Le minuscule, le faible suscite des sentiments contradictoires en nous, l’envie de protéger et simultanément d’éliminer. Je me promets de parler à ma psy de cette cruelle pulsion à mon prochain rendez-vous et je reprends ma marche, entourée de ses mignonnes petites bestioles. Touchée par leur gentillesse, à défaut d’être convaincue par leur scénographie, je les encourage à adapter leur ballet à leur démarche oblique, peu habituelle à ceux qui ont le goût de la ligne droite, mais qui leur va bien, les ballons bondissent au-dessus d’eux.

Enfin j’atteins la porte, bizarre elle est en tôle galvanisée, au moment où je frappe elle se dérobe dans un mouvement ondulatoire. Un bruit de tonnerre me réveille, j’ouvre les yeux, le jour se lève, les oiseaux chantent et les escargots turbulents bavent.

Anita Molinero, 2010

Notes

1: inspiré par le récit Démolition de Chuck Palahniuk dans le Festival de la couille et autres histoires vraies.

2: petits rongeurs

3: crabes de petite taille – étrilles

4: sketch la Fourmi de l’humoriste suisse Zouc